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Mon rêve d'une fête de gratitude

Dernière mise à jour : 5 août

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Il y a sept ans, je me suis promis de commencer chaque journée par un moment de gratitude. Fidèle aux contradictions inhérentes à la vie réelle, j’ai à la fois tenu et rompu cette promesse. Il est facile d’identifier les jours où je l’ai rompue. Dans la fureur ou la frénésie des événements, j’ai laissé passer de nombreux jours sans un seul élan de gratitude. Pourtant, il y a eu bien d’autres jours où j’ai respecté ce moment de gratitude promis. Sept ans plus tard, je reste engagé envers cette promesse, peut-être avec une conscience plus claire de la façon de la maintenir.


La gratitude dont je parle ici est plus radicale et irréductible qu’un simple inventaire de ses bénédictions. Même si j’ai toujours eu beaucoup de raisons de me sentir béni, je m’interroge sur la forme que prend la gratitude quand on est dépouillé de ces bénédictions. On pourrait appeler cela le « syndrome de Job ».

Compter ses bénédictions est sans doute une habitude heureuse, mais cela me laisse aussi à penser à ceux qui n’ont pas autant à compter. Etty Hillesum a exprimé sa gratitude tout en vivant dans un camp de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale. Voilà sans doute un phare lumineux pour nous rappeler ce dont l’esprit humain est capable.

Albert Camus a écrit lui aussi :

« Au milieu de l'hiver, j'ai découvert en moi un invincible été". »(L’Été, « Retour à Tipasa », 1952)

La gratitude la plus profonde et la plus durable est donc celle qui ne dépend pas des circonstances extérieures. Et même plus : nous pouvons remercier ce qui nous a fait souffrir, une fois que nous comprenons comment cette souffrance a été essentielle à notre transformation.

La gratitude permet au jour de se lever.

Dans mon moment quotidien de gratitude, mon point de départ stable est d’observer le simple miracle du réveil. À mesure que le soleil se lève, ma conscience aussi s’éveille. Je célèbre les deux, simultanément. Le monde existe, et j’existe pour en être le témoin.

De même, lorsque mon esprit s’emballe à résoudre des problèmes (dont certains n’existent même pas encore), je peux observer avec gratitude que mon corps possède sa propre intelligence supérieure, maintenant les équilibres malgré mon mental « hors de contrôle ». En ce sens, la gratitude n’est pas une démarche intellectuelle, mais une émergence spontanée qui survient lorsque l’esprit est temporairement « débranché ».

J’ai découvert une autre dimension, qu’on pourrait appeler « gratitude créative », née de la prise de conscience que je n’existe pas seulement pour observer le monde, mais aussi pour façonner mon expérience de celui-ci. Cela m’a conduit à une pratique où j’imagine intensément un état futur souhaité, pour moi et pour les autres. Au lieu de ressentir un manque, j’imagine la plénitude de ce que j’aimerais avoir. Ainsi, je joue avec l’idée d’éprouver de la gratitude pour ce qui n’est pas encore advenu, et je brouille les frontières illusoires du temps. Les pensées qui ont été formées et ressenties dans l’esprit finiront par se manifester à l’extérieur. Peut-être est-ce un acte de foi… ou peut-être un fait scientifique qui ne peut encore être démontré, faute de méthodes de vérification adéquates.

Depuis sept ans, je nourris un rêve : celui d’un lieu sans nom précis ni localisation définie. Des images fugaces et floues évoquaient un endroit au cœur d’un écrin spectaculaire de nature : des montagnes en toile de fond, de l’eau douce à l’avant-plan, un immense rocher derrière moi, et une habitation semblant émerger organiquement de ce rocher. Dans ce lieu, supposément chez moi, des amis étaient rassemblés pour célébrer une occasion.

C’est ce lieu que je me suis destiné… un lieu où je pourrais incarner plus pleinement le changement que je souhaite voir dans le monde. Ce n’est qu’aujourd’hui que ce lieu s’est manifesté dans ma vie. C’est l’événement fondateur de mon propre festival de gratitude… auquel je reviendrai pour conclure.

Mais d’abord, je ne peux ignorer que cette semaine marque la fête nationale que les Américains célèbrent sous le nom de Thanksgiving. C’est parce que j’ai grandi en Amérique que cette fête continue de m’habiter, même si la vie en France en rend la célébration peu pratique. Je ne la prends donc pas pour acquise, et cela m’a amené à en interroger le sens et la valeur.

Avec le Jour de l’Indépendance, Thanksgiving constitue la colonne vertébrale des traditions culturelles américaines, avec tout un ensemble de rituels inventés : la nourriture, la famille, le football. Dans l’Amérique post-industrielle, la corne d’abondance de Thanksgiving, autrefois généreuse et saine, a été remplacée par des produits alimentaires emballés et transformés. De la dinde sous plastique à la garniture de tarte à la citrouille en conserve, en passant par la sauce aux canneberges industrielle — tout a été fabriqué en masse et bourré d’additifs. Cela s’explique par le fait que peu d’Américains ont aujourd’hui le temps ou les compétences pour cuisiner à partir de produits bruts. Ironie du sort : je n’avais jamais goûté de vraie citrouille ni de vraies canneberges avant de venir en France, où ces produits n’ont aucune importance culturelle. Mais plus encore, je n’ai jamais ressenti autant de gratitude ni de plaisir culinaire que durant mes 25+ années de vie en France (sans Thanksgiving). Cette observation culturelle est secondaire. Mon message principal est que Thanksgiving, tel qu’on le pratique aux États-Unis, a été perverti, et qu’il est temps de le renouveler.


Regardons ce monstre en face. Comment peut-on sincèrement remercier pour l’abondance et les bénédictions d’une terre que nous continuons à dégrader et à épuiser ? Cela suppose soit une ignorance totale, soit une cécité volontaire — comme un violeur envoyant une lettre d’amour à sa victime.

L’analogie est dure, mais la réalité ne l’est pas moins.


Les Amérindiens et bien d’autres peuples autochtones savaient tuer un animal avec gratitude, ne prenant que ce qui était nécessaire à leur survie. L’agriculture intensive ne faisait pas partie de leur vision du monde. Lors de cette rencontre légendaire entre les autochtones et les pèlerins, les biens qu’ils ont partagés n’étaient pas plus que ce que la terre avait à offrir, et l’économie du don n’avait pas encore dégénéré en esclavage monétaire.

Ces premiers jours de bénédictions simples ont été complètement éclipsés par une ère d’exploitation effrénée et d’avidité, à une échelle sans précédent dans l’histoire humaine. Dans les faits, l’orgie consumériste du « Black Friday » a volé la vedette à Thanksgiving. Comment peut-on remercier pour avoir suffisamment un jour, pour se jeter le lendemain dans une frénésie d’achats, alors même que la production de ces biens est notoirement destructrice pour l’environnement ? Jamais je n’ai été autant bombardé de publicités que durant ce « Black Friday » de 2022. Il n’y a pas de Thanksgiving en France, mais il y a désormais une offensive consumériste de quatre jours… ou plutôt un fléau. Je n’ai reçu aucun message me rappelant de me réjouir profondément pour ce que j’ai déjà, mais j’en ai reçu une centaine m’incitant à acheter encore plus.

Nous sommes devenus une société d’individus entièrement consumés par un sentiment de manque, et son reflet macroéconomique est le modèle du PIB à croissance infinie.

À un certain moment — comme lorsqu’on a trop mangé et qu’on ne peut plus avaler une bouchée sans ressentir l’envie de vomir — il faut dire STOP. Il est temps de dire « stop » à cette machine consumériste qui nous détruit.

Ce n’est jamais plaisant de critiquer la tarte à la citrouille ou les autres symboles chéris par ceux qui les aiment, mais pour ma part, j’ai atteint mon point de rupture. Il est temps de réinventer des traditions qui ne nous servent plus. Il est temps pour un festival de gratitude renouvelé, où nos actions soient alignées avec nos aspirations. Si nous nous considérons bénis par ce que nos ancêtres nous ont rendu possible, comment pouvons-nous continuer à condamner les générations à venir ?

Je rêve d’un festival de gratitude entièrement renouvelé. Mon « Thanksgiving renouvelé » repose sur quelques principes radicaux. Je rêve d’un festival où :

  • Nous élargissons les frontières de la fraternité au-delà des frontières nationales, où toute l’humanité célèbre enfin le fait d’être humain, et non pas un groupe culturel ou racial. L’avenir de l’humanité sera inclusif, qu’il s’agisse de destruction mutuelle ou de paix.

  • Nous reconnaissons tous que la terre sur laquelle nous vivons ne nous a jamais été donnée, surtout si nous (ou nos ancêtres) l’avons prise à d’autres. Elle n’a jamais appartenu à personne, et elle n’existe pas pour être exploitée. Nous n’avons aucun droit sur elle, seulement un devoir sacré de la préserver et de la cultiver.

  • Nous offrirons un repas composé d'aliments frais, en célébration de l’abondance de la Terre, sans l’épuiser ni la souiller par une agriculture industrielle à grande échelle.

  • Nous imaginerons de nouveaux rituels pour régénérer la terre, comme planter un arbre, et d’autres pour nous renouveler nous-mêmes.

  • Un moratoire sera déclaré sur l’argent, libérant les humains de ses diktats et encourageant d’autres formes d’échange.

Ce sera un Thanksgiving pour le monde entier : une commémoration au-delà des religions et au-delà des nations, d’un jour futur où un nombre suffisant de personnes cesseront de soutenir les pouvoirs qui perpétuent la destruction sociale et écologique, qu’ils soient démocratiques ou non.


Je ne peux instaurer ce festival pour les autres, mais je peux le faire pour moi-même, dans mon propre espace souverain — et c’est là que cela doit commencer. L’événement fondateur de mon propre Thanksgiving est mon arrivée récente dans cette « terre promise » que j’ai appelée Cantobria. C’est un lieu où deux rivières se rejoignent entre les montagnes pour former une vallée en forme de cœur. Un lieu de beauté naturelle préservée, pour lequel j’ai commencé à exprimer ma gratitude bien avant de savoir quand et où il apparaîtrait. Beaucoup de ses caractéristiques correspondent au rêve que j’ai nourri pendant ces sept dernières années.


Ce nouveau Thanksgiving coïncide à peu près avec le décès de ma mère, il y a un an — un départ qui a rendu possible la concrétisation de mon rêve. Mes parents étaient tournés vers la conservation plutôt que vers la création, et autant j’ai souvent regretté leur zèle conservateur, autant je le vois aujourd’hui comme une accumulation de potentiel créatif qu’ils ont préféré transmettre, n’ayant pas d’ambitions personnelles. Je n’aimais pas leur vision limitée de la vie, mais je peux aujourd’hui voir avec gratitude comment elle a servi mon propre épanouissement.

Puisque c’est à moi seul d’en décider, la date de ce Thanksgiving renouvelé sera désormais celle de la nouvelle lune de novembre. C’est au moment où la lumière décroît que les feuilles d’automne nous réjouissent de leur éclat doré. C’est lorsque la lumière s’éclipse que nous pouvons devenir plus conscients — et reconnaissants — de la lumière, ou comme l’a écrit Camus, de cet été invincible en nous.


Voir plus de photos de Cantobria via ce lien.


 
 
 

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